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vendredi 16 octobre 2009

Digressions avec Le premier venu

Un tel titre ouvre la voie de la littérature de hasard, annonce les modalités d'écriture aux époques moderne et contemporaine.

« Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais... » (1)

La poésie baudelairienne s'inscrit dans le possible, en suspension entre ce qui n'existe pas et ce qui se réalisera peut-être.

En reprenant la réflexion sur Baudelaire sous l'angle politique, ou plutôt sociologique, Pierre Pachet, dans son essai Le premier venu, Baudelaire : solitude et complot, démontre de façon éclatante que la composition artistique change en démocratie, puisque le sujet change, puisque l'identité même de l'individu est bouleversée, et son rapport au monde.

C'est la tyrannie de la justice, exprimée par Baudelaire au sujet de Delacroix dans son essai sur L'Art Romantique.


« Il s'établit alors un duel entre la volonté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l'habitude d'absorber vivement la couleur générale et la silhouette, l'arabesque du contour. Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, mais accoutumé à exercer surtout sa mémoire et son imagination, se trouve alors comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent justice avec la furie d'une foule amoureuse d'égalité absolue. Toute justice se trouve forcément violée; toute harmonie détruite, sacrifiée; mainte trivialité devient énorme; mainte petitesse, usurpatrice. Plus l'artiste se penche avec impartialité vers le détail, plus l'anarchie augmente. Qu'il soit myope ou presbyte, toute hiérarchie et toute subordination disparaissent. » (2)



La hiérarchie s'abolit. A terme, cela entraînera la disparition du narrateur, ou du moins du narrateur omniscient. C'est aussi le début de la fin des grands récits, entérinée après la Seconde Guerre mondiale, qui accuse l'échec de la croyance dans le progrès. Baudelaire, pré-post-moderne ?

Mais oui : la façon même de présenter un récit a pris un tournant décisif depuis la fin du XXe siècle. Les romans de cette rentrée littéraire en témoignent : rares sont les constructions linéaires, la plupart du temps une réalité est considérée sous différents point de vue, créant un effet de diffractation du réel. Et que le vaste monde poursuive sa course folle, de Colum Mc Cann, ne fonctionne pas autrement. Le même moment, où le funambule traverse l'espace vide entre les deux tours jumelles à New York, est sans cesse revu, relu, sous divers angles, ce qui lui donne un sens, une richesse symbolique, tout en évoquant sa futilité, son essence dérisoire, tout ce qu'un tel geste représente de possible(s).


La perception du temps est métamorphosée, elle aussi, dans cet univers du fantasme, du possible,où les individus se fondent dans la ville. Elle exprime cette forme de solitude à laquelle aspirait Baudelaire, anywhere out of the world, non pas celle de Robinson, mais une « vaporisation » dans la foule citadine anonyme.



(1)"A une passante", Les Fleurs du Mal, Baudelaire

(2)"Le peintre de la vie moderne", cité par Pierre Pachet, II,2, p.120

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