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PAPEROLES // notes de lecture / digressions ///

lundi 23 août 2010

Ouverture du bal littéraire, Ego Tango, Caroline de Mulder


Un premier roman de haute volée paru en août aux éditions Champ Vallon.

Ego tango, ou la décadence version XXIe siècle dans les salles de tango parisiennes. Si la jeune femme, personnage-narrateur, balance entre la tentation de s’y abandonner et celle de s’en défier, dupe de ses fantasmes, c’est le récit même, aux allures de polar, qui moque ses élucubrations, déjouant d’une feinte l’histoire qu’elle ne se raconte pas tout à fait à elle-même dans l’espoir de combler sa propre vacuité. "Du neuf, que je pense, à part moi, avec en bouche un petit goût, je triture ma lèvre du bas entre mes dents. Cause toujours, tu m'intéresses."

L’illusion, la possibilité d’un drame dans une vie lénifiante, gonflées puis éventrées avec une ironie subtile, révèlent une grande maîtrise de la composition romanesque, où les personnages troubles doivent aussi leur mystère à la médiocrité : Ezequiel, le squatteur aux allures d'ange déchu, Alexis de Saint-Ours, revenu des dangers du journalisme d'investigation et disparu au même moment que Lou, au regard fuyant et à la "violente odeur de fleur broyée"...

L’atmosphère délétère et décalée tient à l’art d’accommoder les tournures orales aux formules toutes faites, aux métaphores figées, tronquées ou transformées, donc d’autant plus éloquentes, dans le délié rythmique d’une poésie qui claque, à la manière des talons des souliers défraîchis sur les parquets des soirs ivres de danse, qu’elles cachent la misère sous la soie éclatante, étouffant les réminiscences d’abattoirs argentins dans l’abrazzo tourmenté des salles de fortunes à Paris. Ego tango suit une partition à la cadence savamment orchestrée, entraîne dans la passion d’une milonga le lecteur ébloui, qui ne retrouve ses esprits qu’une fois le bal fini.

Présentation de l'éditeur :

«Au tango, les femmes ont les pieds nus, été comme hiver, toujours au bord de prendre un mauvais coup, et meurtris de bleu et de cru, mal guéris du coup précédent. Nous marchons dans un champ de mines. Nous aimons ce qui ne dure pas. Les bons moments qui finissent mal. Les lanières, la terre et le cuir dense des pieds d’homme qui s’incrustent à vif dans nos pieds.» C.D.B.Voyage nocturne dans le monde clos et moite du tango parisien, dans lequel les afficionados se jettent à corps perdu et vivent la danse comme une addiction, Ego tango est aussi un chassé croisé amoureux entre quatre personnages dont les rapports sont ceux qui s’expriment, sur un plan métaphorique, dans le tango lui-même (j’avance, tu recules).
Un fil rouge : le roman du tango devient roman policier quand Lou, une danseuse exceptionnelle, et son amant disparaissent si brutalement que l’on soupçonne un meurtre. La narratrice, qui tentait de se réapproprier dans la danse son propre corps, fascinée, enquête… Le drame surgit, car dans le tango le tragique n’est jamais loin…

Née en 1976 à Gand (Belgique), Caroline De Mulder enseigne à l’université de Namur . Elle vit actuellement à Paris. Ego tango est son premier roman. Elle publiera au printemps 2011 un essai aux Editions Gallimard (Faust amoureux).

mardi 22 juin 2010

Infrarouge, Nancy Huston


Le temps d’un voyage à Florence de huit jours en compagnie de son père et de sa belle-mère, épousée après la mort de sa mère, Rena Greenblatt, photographe, tient à partager son amour des œuvres de la Renaissance avec ses compagnons de voyage. Agacée la plupart du temps par leur superficialité de touristes, ce qui la rend rigide et agressive, elle-même cherche à s’instruire sur la vie des artistes, sur la genèse des œuvres et à s’absorber dans leur contemplation pour échapper à l’ennui. Elle regrette l’ancienne complicité avec son père, qu’elle considère aussi génial que Galilée et d’autres grands esprits.
Il s’agit d’un roman psychologique et familial, au sens où les enjeux sont avant tout relationnels, et où peu à peu les situations actuelles, d’apparence normales, voire ennuyeuses, auxquelles on voudrait échapper, révèleront les véritables motifs qui les sous-tendent.
Rena se raconte par fragments sa propre histoire, de souvenir en souvenir, en s’adressant à Subra, son double imaginaire (nom inversé de sa photographe de prédilection : Diane Arbus).
Au cours de ces huit jours, paradoxalement Rena éprouve de la difficulté à prendre des photos ; elle tente d’entretenir le lien avec son amant resté à Paris : Aziz. Mais les émeutes de novembre 2005 éclatent, et il devient difficile de le joindre.

On passe d’un paragraphe à l’autre, d’un souvenir à l’autre, du rêve à la réalité, au fantasme, comme d’un lieu à l’autre, d’une pièce à l’autre dans un musée : « Que se passe-t-il ? (…) Pourquoi ces vieilles histoires te reviennent-elles ce matin si violemment en mémoire ? (…) Elle passe dans la salle suivante. » De même, au plan cognitif : « Ne jamais oublier cette particule de sagesse glanée jadis sous LSD : l’enfer n’est qu’une salle parmi d’autres de notre cerveau-Versailles ; il nous est toujours loisible de ferme cette porte-là et d’en ouvrir une autre. » Ainsi le récit présente-t-il des éléments de composition d'ordre pictural.

La révélation progressive du passé des personnages, de leurs fragilités qui déterminent leur état actuel (humeur morose, presque dépressive, chez le père de Rena, agressivité et ironie de Rena) ressemble au processus d’apparition des photos dans le bain en chambre noire : la description du processus photographique est un leit-motiv du récit. De même que la photo en lumière infrarouge, prisée par Rena, provoque l’inversion des couleurs, des allusions aux fantasmes s'insinuent dans le récit objectif des événements : « Premier des droits humains : le fantasme ! N’être pas où l’on est ; être là où on n’est pas. » Aussi, « personne ne peut nous punir pour ces joies-là ! Même les Afghanes qui passent leur journée derrière une burqa continuent, du moins je l’espère, à chevaucher la monture de leurs rêves »

Comme avec la photo infrarouge, il s’agit toujours de faire valoir la chaleur enfouie derrière les apparences de ce qui est froid, lisse, sans aspérités. Rena cherche non seulement à saisir l’instant, mais aussi à le faire durer, selon différentes techniques d’exposition et de développement. Dans son travail de photographe, elle veut tout explorer, s’immiscer dans l’intimité des hommes, cherchant à connaître leur fonctionnement, leurs désirs, à les comprendre, à vivre un rapport hommes-femmes le plus authentique possible, ce qui ne va pas sans violence ni sans désillusion. Le récit lui-même inverse l’ordre des valeurs : ce qui paraissait nécessaire au début du roman à Rena disparaîtra...

Le roman réserve plusieurs belles scènes érotiques où, comme dans ses photographies, Rena se refuse au fétichisme du corps ou d’une de ses parties, y préférant l’étourdissement d’un moment qui dépasse toute description verbale, nécessairement réductrice (« la chair, ce lieu archaïque si loin des mots, d’où sourdent larmes cauchemars, bébés, terreurs et éblouissements. Plaisir est un mot trop faible pour ce qui se vit en ce lieu-là, jouissance aussi, comment parler de partage alors qu’on ne sait même plus si l’on est seul ou avec un autre, le on s’étant évaporé. ») L’érotisme, comme l’expérience du LSD, met en jeu l’être même, la question de l’identité, qui traverse le récit (qu’est-ce qui constitue l’identité : l’origine ? Les croyances ? La filiation ?)
Si la première scène érotique est purement virtuelle, imaginée au contact d’un homme dans un musée, c’est peut-être l’indice du processus littéraire, apte à faire surgir le fantasme ; dans l’économie du récit, cela donne la mesure de toutes les explorations sensuelles vécues par Rena depuis son plus jeune âge, mais aussi l’envers du plaisir : la violence.


Incarné dans ce récit par les figures de Lisa Heyward et de Rena elle-même, une forme de féminisme s'affirme, non vindicatif mais généreux, qui s'illustre par une curiosité insatiable pour l’autre sexe et les relations homme-femme. Seuls l’égoïsme et le fantasme de toute-puissance y sont fustigés. Il n’est que de se référer à Mosaïque de la pornographie, un essai rédigé par Nancy Huston en 1982, où déjà elle affirmait que « dans tous ces domaines où les hommes disent, jouent, mettent en scène l’abaissement de la femme, il s’agit non de la force des hommes mais de leur faiblesse. Qu’ils n’ont besoin de se sentir menaçants que parce qu’ils se sentent menacés. » (Petite bibliothèque Payot, Préface à l’édition de 2004, p. 14) Ainsi, comme Rena l'exprime dans Infrarouge : « Qu’ils jouissent avec une inconnue à l’écran, dans un hôtel de luxe ou dans une chambre sordide, le message est le même : fais exactement ce que je te dis, ne me menace pas ne m’engloutis pas ne saigne pas ne fais pas de bébé.
Rares sont les prostituées ayant prononcé des mots comme désir ou plaisir en me parlant de leur choix de métier ; toutes, en revanche, m’ont parlé de sous. »
L'un des personnages secondaires, Gérard, accusé d’avoir violé des femmes sous contrat, représente l'un de ces êtres violents et sans scrupules, peut-être parce qu'il a lui-même été maltraité par sa mère : « « Je ne comprendrai jamais. (…) Je n’ai rien fait d’illégal ! » Son incompréhension était sincère, comme celle d’Eichmann. Eichmann aussi, petit, a été torturé par sa mère, j’en mettrais ma main au feu. » En creux, la thèse de Huston est la suivante : tout, y compris les conflits d'ampleur, ne procèderait que du manque d'amour parental, que ce soit l'effet de la maltraitance, de la négligence, voire de la maladresse...

dimanche 30 mai 2010





> Lisez, vous êtes filmés !


2010


Dans le cadre de ”À VOUS DE LIRE”, manifestation nationale

proposée du 27 au 30 mai 2010

par le Centre national du livre et le Ministère de la culture,

Des auteurs aux lecteurs vous propose un mois de mai en lectures !

dimanche 28 mars 2010

Carlos Liscano au Salon de L'écrivain et l'autre


Carlos Liscano sera visible au Salon du Livre dans les jours qui viennent. De quoi nous entretient-il dans son nouvel opus, L'écrivain et l'autre ? Au fil d’une réflexion sur l’acte d’écrire de la littérature, il s’interroge sur l’identité et le travail de l’écrivain : qu’est-ce qu’écrire ? La question paraît éculée, mais tout dépend de la cible visée. Puisque l’objectif de l'écrivain urugayen est la « la littérature » (allusions régulières à Kafka, Musil, Beckett désignés comme les maîtres), il lui semble qu’il échoue. La littérature n’est jamais définie ; pourtant ce texte, composé de courts chapitres tournant autour de l’impossibilité d’y accéder, révèle peu à peu ce qui, chez l’auteur fait obstacle à cette ambition.


Liscano se perçoit comme un auteur mineur, notamment parce qu’il est uruguayen, « condamné dès sa naissance à sa petitesse, à sa marginalité, à son caractère de provincial du monde ». Mais essentiellement, l’impossibilité d’écrire est liée à un essoufflement, à une désillusion. Liscano s’est mis à écrire en prison où il a séjourné treize ans et où il a subi la torture. Mathématicien de formation, il a toujours voulu écrire. L’écriture, en prison, le sauve de la solitude engendrée par la torture. Elle préserve sa liberté et son intégrité intellectuelle, morale.


A l’heure actuelle, l’écriture même le sépare de ses pairs, l’isole. Cet homme a consacré sa vie à l’écriture, évitant tout lien familial, cherchant la solitude, repoussant les limites. Et il ne sait rien faire d’autre. D’où procède la souffrance de ne pas réussir à écrire la grande œuvre rêvée, et la nostalgie d’une vie normale. « Il est très douloureux de renoncer à la vie en croyant que seul qui s’en exclut peut la connaître. » L’écrivain est présenté comme un être dédoublé : l’entité écrivante s’instaure comme le despote d’une autre part de soi-même, appelée « l’autre » ou « le serviteur », c’est-à-dire l’homme du quotidien, qui assure la survie physique. L’entité écrivante, cependant, est un personnage, « l’inventé » : « C’est l’inventé qui donne le sens aux choses ». « L’autre » est sous contrôle de « l’inventé. » L’écrivain même est une fiction. « L’effort de se penser comme écrivain est toujours nécessaire et toujours inutile. »

En définitive, « Abandonner les illusions démesurées. Se laisser aller, laisser s’écouler le temps. » et « Je commence à comprendre pourquoi je ne peux plus écrire : je n’ai plus rien à dire » Cependant, « écrire en démocratie, n’est-ce pas résister ? La littérature n’est-elle pas toujours un mode de résistance ? » - et pas seulement dans un système politique menteur, où il faut soi-même mentir pour se protéger...


Madame de Staël tient Salon du livre


Fille unique de Necker, immigré suisse protestant, ministre de Louis XVI très apprécié du peuple, Madame de Staël, qui admire son père, a été initiée très jeune, dans les salons de Madame Necker au bel esprit et à la réflexion politique comme littéraire. Elle s’entretient régulièrement avec son père de son vivant, qu’elle cherche par tous les moyens à faire rayer de la liste des émigrés après la Révolution. Elle lui reste fidèle après sa mort , cherchant d’une part à recouvrir une dette d’Etat de 2 millions en sa faveur, dont elle obtiendra enfin la restitution, au moins partielle, à la Restauration, et qu’elle attribuera comme dot à sa fille Albertine, épouse de Victor de Broglie, qui sera président du conseil en 1835-36.

Son mariage à 22 ans avec le baron de Staël, ambassadeur de Suède, s’avère très vite insatisfaisant, et Germaine de Staël n’aura de cesse de chercher le grand amour. Elle enchaîne les relations passionnées, et Winock trouve aux élans lyriques de sa correspondance des accents raciniens face à la dérobade du comte de Narbonne, qui est l’un de ses premiers grands amours. Elle écrit Zulma pour exorciser le démon « Narbonne ». Elle rencontre bientôt Benjamin Constant, qui tombe éperdument amoureux d’elle, mais à qui elle résiste dans un premier temps, ne le trouvant pas physiquement à son goût. Il sera finalement son plus grand amour, son alter ego intellectuel, jusqu’à la fin de sa vie, malgré les tensions, l’ « inconstance » de Constant, les « amours contingentes », la rupture, le mariage de Benjamin avec Charlotte de Hardenberg et le remariage de Madame de Staël avec Jean de Rocca, de vingt ans plus jeune qu’elle. Avant cette union morganatique (elle tombe enceinte à 45 ans !) qui, elle l’espère, la comblera plus qu’aucune de ses passions déçues, elle aura vécu plusieurs relations, avec Prosper de Barante, Maurice O’Donnel, le Baron de Balk, qui, d’abord irrésistiblement aimantés, fuiront tous tôt ou tard l’ « ogresse châtelaine » . Si elle est exigeante, ombrageuse jusqu’à l’hystérie, c’est un revers de sa générosité, de sa fidélité, de son intégrité et de son exigence.


De même s’attache-t-elle durablement l’amitié de August Wilhem Schlegel, philosophe, critique et écrivain allemand, précepteur de ses enfants qui sera l’un des fondateurs du Romantisme avec son frère Friedrich, mais aussi l’amitié de Juliette Récamier, dont la beauté éblouissante est ce qui lui fait défaut… Madame de Staël, très directe, engageante, irrésistible par son esprit et sa générosité, rencontre et séduit les plus grands génies de son temps, dont Schelling, Goethe, Chateaubriand… Où qu’elle se trouve, elle se fait courtiser, précédée par sa célébrité ; invitée dans la bonne société des grandes capitales d’Europe, elle tient salon partout, et reste inégalable dans l’histoire pour avoir, en exil, recréé un cercle érudit dans le château de Coppet, hérité de son père : ainsi, le « groupe de Coppet » qui réunit plusieurs saisons de suite toute l’intelligentsia d’Europe opposée à Napoléon pour des séjours consacrés à l’échange d’idées morales et politiques, au jeu, à la rédaction des œuvres de chaque convive, et à la mise en scène de pièces de théâtre.


Si elle a « le bon esprit d’ouvrir son salon à tout le monde », elle a aussi « les larmes d’une tragédienne et la logique d’un philosophe politique ». Intrigante pour certains, généreuse pour les autres, c'est une femme de tête : « La méfiance qu’elle inspire est à la mesure de son pouvoir de nuisance. » Elle s’affirme comme écrivain politique avec la publication en 1798 d’un « texte politique de la première importance, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des Principes qui doivent fonder la République en France ». « Elle partage avec Condorcet l’idée d’une perfectibilité de l’espèce humaine » . « Avec sagacité elle observe à quel point la société en France est marquée par l’esprit de cour » . Dans son œuvre de fiction, des propos transparaissent sur la liberté individuelle.


Très vite désignée comme intrigante par les contre-révolutionnaires, Mme de Staël est surtout tenue à distance par Bonaparte qui se méfie d’elle au point de rester informé de ses moindres faits et gestes pendant qu’il est en guerre ! (« Elle imagine pouvoir devenir l’égérie du grand homme, elle sera sa grande rivale »). Son livre De la littérature a pu être perçu comme un manifeste contre lui. Elle est soupçonnée de complot contre celui qu’elle a traité d’ « idéophobe ». La politique de celui-ci s’affirme et, en lien avec son frère, Joseph Bonaparte, elle tente de l’amadouer mais de cette époque date l’interdiction de s’approcher de Paris à moins de dix lieues. La distance augmentera avec le temps. Quand son fils Auguste obtient enfin une entrevue avec Napoléon, il assène : « Tout le monde comprend que la prison c’est un malheur : il n’y a que votre mère qui soit malheureuse quand on lui laisse toute l’Europe. »


Elle devient en exil le « rouage actif dans la formation d’une alliance anti-napoléonienne » qui sera suivie d’une grande coalition : « Ce sont les paix de Napoléon, plus que ses guerres, qui détruisent les nations. ». Quand les alliés franchissent le Rhin, elle craint l’occupation de la France et le retour en force de la contre-révolution. Elle s’avère « plus grandiose » que B. Constant, qui cherche à faire coïncider ses principes et ses intérêts. Abdication de Napoléon, restauration des Bourbon, échec du projet de sage régence ou de République qu’elle espérait dirigée par Bernadotte et Alexandre Ier. Au retour en scène de Napoléon (les Cent-Jours), elle est soudain courtisée par un empereur devenu adepte de la liberté d’expression. Elle ne cède pas : « Cette affreuse alternative de trahir son pays ou de seconder un tyran me condament à l’inaction la plus absolue. » En 1816, c'est la dernière saison de Coupet, qui réunit plusieurs des grands penseurs rencontrés pendant ses voyages. Stendhal, qui y séjourne, définit ces moments au château comme « les Etats Généraux de l’opinion européenne ».


Madame de Staël représente un précurseur du Romantisme en France. Elle publie De l’influence des passions en 1796, qui fait date dans l’histoire de la sensibilité littéraire, puis De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales en 1799, où elle analyse, à la suite de Montesquieu, l’influence du milieu sur la culture. C’est elle aussi qui aura révélé aux Français la profondeur de la littérature et de la pensée allemandes en rédigeant De l’Allemagne, livre conçu comme initiation à la culture allemande par des Français qui connaissent mal la langue, ignorent ou méprisent la « patrie de la pensée. » Interdit en France par Napoléon qui fait pilonner le livre, l’ouvrage est publié finalement en 1813 en Angleterre. Elle écrit des histoires d’amour : Zulma, Delphine, Corinne ou l’Italie. Corinne devient une œuvre culte : « Corinne est un pièce archéologique dans l’histoire de la sensibilité comme dans l’histoire de la littérature ». Dans une histoire où l’amour le dispute, comme toujours, à la morale, l’auteur fait l’apologie de la vie choisie. Mauvais accueil de la presse.

Ce qui fait la célébrité de Mme de Staël est aussi ce qui la rend détestable aux autres : « Madame de Staël [est] insupportable à Napoléon bien plus que Chateaubriand : celui-ci est isolé, celle-là dispose d’une cour, d’une antenne, d’un pouvoir de nuisance qu’il faut contrôler et contenir. » Critique révélatrice de B. Constant à propos de Delphine : « Nous avons donc, pour le juger favorablement, outre notre opinion personnelle, la haine de ses ennemis, qui est, pour ainsi dire, une seconde conscience, et sur laquelle on peut compter presque aussi infailliblement que sur l’autre » Schelling : « Madame de Staël est une femme digne d’admiration, la forme est française autant que cela lui est possible, mais le fond est infiniment meilleur. » A Vienne, où elle est reçue avec tout le décorum, des pamphlets circulent à son sujet. « Les femmes ne lui pardonnent pas de préférer la compagnie et l’esprit des hommes. » Maîtresse dans l’art de converser, elle fait l’éloge de la profondeur de pensée telle qu’en recèle la littérature allemande, bien que parfois absconse.

A sa mort, les journaux sont odieux, à l’excepté du Mercure de France où B. Constant publie un hommage anonyme. En définitive, « Son nom est mille fois cité dans les manuels ; il est douteux cependant, les spécialistes mis à part, qu’on la lise et la connaisse comme sa vie et son œuvre le justifieraient. » Michel Winock fait donc œuvre de réhabilitation, dans une biographie dense et de grande qualité. C’est un hommage à la mesure de Madame.


lundi 8 mars 2010

Reconnaissance posthume de Benjamin Lorca


Le journal intime de Benjamin Lorca, publié aux éditions Verticales de la main d'Arnaud Cathrine, est sélectionné pour le prix France Culture-Télérama.


Le titre évoque ce qui ne sera révélé que par bribes : le journal intime de Benjamin Lorca, écrivain, originaire de Caen. Retrouvé mort à son domicile le 4 mai 1992 après avoir ingéré des médicaments dans la nuit précédente, il ne laisse pour héritage que des dettes, quelques lettres et son ordinateur qui contient le fameux journal.

Il s’avère que Benjamin était solitaire, peu disposé à s’impliquer dans une relation affective, très réservé, pudique, paumé. Connu pour son œuvre de fiction, en particulier son roman Sagrada Familia, il aura évité de parler directement de son entourage dans ses livres, d’où provient l’intérêt, aux yeux de ses proches, pour son journal intime, curieux d’y trouver son réel sentiment sur eux, et peut-être le mobile de son suicide.

Ingénieusement composé, le récit s’attelle justement à ce qui échappe à la compréhension : qui était cet homme ? Que pensait-il ? N’aimait-il personne ? Qui aimait-il, et de quelle façon ? Quel désespoir l’a-t-il poussé à commettre un tel geste ? Quels signes auraient dû alerter ses proches ? C’est en tournant autour du précieux journal sans le donner à lire, à part quelques extraits intégrés aux discours des autres personnages, que la réflexion posthume fait sens, chacun ayant une raison de lire ou de ne pas lire ce journal.

Les témoignages successifs d’Edouard Pelan (l’éditeur amoureux), Martin (le frère), Ronan (l’ami) et Ninon (l’ex-compagne) suivent une chronologie inversée, puisque le premier discours est émis quinze ans après les faits, à l’occasion d’une messe anniversaire, tandis que les réflexions de Ninon correspondent à la semaine même du suicide.

Toute la finesse de l’écriture repose sur l’art de restituer l’ambivalence psychologique des personnages, dans ce qu’elle a de plus ordinaire. Notamment, tous les dialogues familiaux sonnent juste, où la météo tient lieu de conversation pour éviter les sujets sensibles. Ninon explicite les ambiguïtés en ces termes : « Je parle sans cesse de mon incompréhension. (…) Mais ce faisant j’oblitère, je compose avec moi-même pour ne pas avoir à admettre que je comprends son geste mieux que je ne le prétends. »

Un phrasé très construit, d’une grande clarté, touchant en peu de mots à l’essentiel.

Histoire de l’œil pour œil, ou la vengeance de Brice Matthieussent

Brice--Matthieussent

Certes, le public était moins nombreux que la semaine précédente où la librairie l'Histoire de l'œil accueillait Robert Mc Liam Wilson, dont Brice Matthieussent a traduit plusieurs livres. Mais l'esprit de revanche n'est pas de mise et, ce jeudi 4 mars, Vengeance du traducteur donne lieu, entre autres, à une digression sur le travail de traduction, l'impossible "translation" d'une langue à l'autre : en somme, une œuvre traduite est une œuvre inédite à l'auteur fantôme, errant dans un une zone muette où les langues se frottent sans se confondre.



Fragments sauvés du No word's land :


Brice Matthieussent



Brice Matthieussent, rencontre librairie histoire de l'oeil
Crédits photo/vidéo : Vanessa Santullo
Article à retrouver sur http://www.marseille-face-b.fr/