PAPEROLES // notes de lecture / digressions ///

mardi 22 juin 2010

Infrarouge, Nancy Huston


Le temps d’un voyage à Florence de huit jours en compagnie de son père et de sa belle-mère, épousée après la mort de sa mère, Rena Greenblatt, photographe, tient à partager son amour des œuvres de la Renaissance avec ses compagnons de voyage. Agacée la plupart du temps par leur superficialité de touristes, ce qui la rend rigide et agressive, elle-même cherche à s’instruire sur la vie des artistes, sur la genèse des œuvres et à s’absorber dans leur contemplation pour échapper à l’ennui. Elle regrette l’ancienne complicité avec son père, qu’elle considère aussi génial que Galilée et d’autres grands esprits.
Il s’agit d’un roman psychologique et familial, au sens où les enjeux sont avant tout relationnels, et où peu à peu les situations actuelles, d’apparence normales, voire ennuyeuses, auxquelles on voudrait échapper, révèleront les véritables motifs qui les sous-tendent.
Rena se raconte par fragments sa propre histoire, de souvenir en souvenir, en s’adressant à Subra, son double imaginaire (nom inversé de sa photographe de prédilection : Diane Arbus).
Au cours de ces huit jours, paradoxalement Rena éprouve de la difficulté à prendre des photos ; elle tente d’entretenir le lien avec son amant resté à Paris : Aziz. Mais les émeutes de novembre 2005 éclatent, et il devient difficile de le joindre.

On passe d’un paragraphe à l’autre, d’un souvenir à l’autre, du rêve à la réalité, au fantasme, comme d’un lieu à l’autre, d’une pièce à l’autre dans un musée : « Que se passe-t-il ? (…) Pourquoi ces vieilles histoires te reviennent-elles ce matin si violemment en mémoire ? (…) Elle passe dans la salle suivante. » De même, au plan cognitif : « Ne jamais oublier cette particule de sagesse glanée jadis sous LSD : l’enfer n’est qu’une salle parmi d’autres de notre cerveau-Versailles ; il nous est toujours loisible de ferme cette porte-là et d’en ouvrir une autre. » Ainsi le récit présente-t-il des éléments de composition d'ordre pictural.

La révélation progressive du passé des personnages, de leurs fragilités qui déterminent leur état actuel (humeur morose, presque dépressive, chez le père de Rena, agressivité et ironie de Rena) ressemble au processus d’apparition des photos dans le bain en chambre noire : la description du processus photographique est un leit-motiv du récit. De même que la photo en lumière infrarouge, prisée par Rena, provoque l’inversion des couleurs, des allusions aux fantasmes s'insinuent dans le récit objectif des événements : « Premier des droits humains : le fantasme ! N’être pas où l’on est ; être là où on n’est pas. » Aussi, « personne ne peut nous punir pour ces joies-là ! Même les Afghanes qui passent leur journée derrière une burqa continuent, du moins je l’espère, à chevaucher la monture de leurs rêves »

Comme avec la photo infrarouge, il s’agit toujours de faire valoir la chaleur enfouie derrière les apparences de ce qui est froid, lisse, sans aspérités. Rena cherche non seulement à saisir l’instant, mais aussi à le faire durer, selon différentes techniques d’exposition et de développement. Dans son travail de photographe, elle veut tout explorer, s’immiscer dans l’intimité des hommes, cherchant à connaître leur fonctionnement, leurs désirs, à les comprendre, à vivre un rapport hommes-femmes le plus authentique possible, ce qui ne va pas sans violence ni sans désillusion. Le récit lui-même inverse l’ordre des valeurs : ce qui paraissait nécessaire au début du roman à Rena disparaîtra...

Le roman réserve plusieurs belles scènes érotiques où, comme dans ses photographies, Rena se refuse au fétichisme du corps ou d’une de ses parties, y préférant l’étourdissement d’un moment qui dépasse toute description verbale, nécessairement réductrice (« la chair, ce lieu archaïque si loin des mots, d’où sourdent larmes cauchemars, bébés, terreurs et éblouissements. Plaisir est un mot trop faible pour ce qui se vit en ce lieu-là, jouissance aussi, comment parler de partage alors qu’on ne sait même plus si l’on est seul ou avec un autre, le on s’étant évaporé. ») L’érotisme, comme l’expérience du LSD, met en jeu l’être même, la question de l’identité, qui traverse le récit (qu’est-ce qui constitue l’identité : l’origine ? Les croyances ? La filiation ?)
Si la première scène érotique est purement virtuelle, imaginée au contact d’un homme dans un musée, c’est peut-être l’indice du processus littéraire, apte à faire surgir le fantasme ; dans l’économie du récit, cela donne la mesure de toutes les explorations sensuelles vécues par Rena depuis son plus jeune âge, mais aussi l’envers du plaisir : la violence.


Incarné dans ce récit par les figures de Lisa Heyward et de Rena elle-même, une forme de féminisme s'affirme, non vindicatif mais généreux, qui s'illustre par une curiosité insatiable pour l’autre sexe et les relations homme-femme. Seuls l’égoïsme et le fantasme de toute-puissance y sont fustigés. Il n’est que de se référer à Mosaïque de la pornographie, un essai rédigé par Nancy Huston en 1982, où déjà elle affirmait que « dans tous ces domaines où les hommes disent, jouent, mettent en scène l’abaissement de la femme, il s’agit non de la force des hommes mais de leur faiblesse. Qu’ils n’ont besoin de se sentir menaçants que parce qu’ils se sentent menacés. » (Petite bibliothèque Payot, Préface à l’édition de 2004, p. 14) Ainsi, comme Rena l'exprime dans Infrarouge : « Qu’ils jouissent avec une inconnue à l’écran, dans un hôtel de luxe ou dans une chambre sordide, le message est le même : fais exactement ce que je te dis, ne me menace pas ne m’engloutis pas ne saigne pas ne fais pas de bébé.
Rares sont les prostituées ayant prononcé des mots comme désir ou plaisir en me parlant de leur choix de métier ; toutes, en revanche, m’ont parlé de sous. »
L'un des personnages secondaires, Gérard, accusé d’avoir violé des femmes sous contrat, représente l'un de ces êtres violents et sans scrupules, peut-être parce qu'il a lui-même été maltraité par sa mère : « « Je ne comprendrai jamais. (…) Je n’ai rien fait d’illégal ! » Son incompréhension était sincère, comme celle d’Eichmann. Eichmann aussi, petit, a été torturé par sa mère, j’en mettrais ma main au feu. » En creux, la thèse de Huston est la suivante : tout, y compris les conflits d'ampleur, ne procèderait que du manque d'amour parental, que ce soit l'effet de la maltraitance, de la négligence, voire de la maladresse...

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