PAPEROLES // notes de lecture / digressions ///

dimanche 28 mars 2010

Madame de Staël tient Salon du livre


Fille unique de Necker, immigré suisse protestant, ministre de Louis XVI très apprécié du peuple, Madame de Staël, qui admire son père, a été initiée très jeune, dans les salons de Madame Necker au bel esprit et à la réflexion politique comme littéraire. Elle s’entretient régulièrement avec son père de son vivant, qu’elle cherche par tous les moyens à faire rayer de la liste des émigrés après la Révolution. Elle lui reste fidèle après sa mort , cherchant d’une part à recouvrir une dette d’Etat de 2 millions en sa faveur, dont elle obtiendra enfin la restitution, au moins partielle, à la Restauration, et qu’elle attribuera comme dot à sa fille Albertine, épouse de Victor de Broglie, qui sera président du conseil en 1835-36.

Son mariage à 22 ans avec le baron de Staël, ambassadeur de Suède, s’avère très vite insatisfaisant, et Germaine de Staël n’aura de cesse de chercher le grand amour. Elle enchaîne les relations passionnées, et Winock trouve aux élans lyriques de sa correspondance des accents raciniens face à la dérobade du comte de Narbonne, qui est l’un de ses premiers grands amours. Elle écrit Zulma pour exorciser le démon « Narbonne ». Elle rencontre bientôt Benjamin Constant, qui tombe éperdument amoureux d’elle, mais à qui elle résiste dans un premier temps, ne le trouvant pas physiquement à son goût. Il sera finalement son plus grand amour, son alter ego intellectuel, jusqu’à la fin de sa vie, malgré les tensions, l’ « inconstance » de Constant, les « amours contingentes », la rupture, le mariage de Benjamin avec Charlotte de Hardenberg et le remariage de Madame de Staël avec Jean de Rocca, de vingt ans plus jeune qu’elle. Avant cette union morganatique (elle tombe enceinte à 45 ans !) qui, elle l’espère, la comblera plus qu’aucune de ses passions déçues, elle aura vécu plusieurs relations, avec Prosper de Barante, Maurice O’Donnel, le Baron de Balk, qui, d’abord irrésistiblement aimantés, fuiront tous tôt ou tard l’ « ogresse châtelaine » . Si elle est exigeante, ombrageuse jusqu’à l’hystérie, c’est un revers de sa générosité, de sa fidélité, de son intégrité et de son exigence.


De même s’attache-t-elle durablement l’amitié de August Wilhem Schlegel, philosophe, critique et écrivain allemand, précepteur de ses enfants qui sera l’un des fondateurs du Romantisme avec son frère Friedrich, mais aussi l’amitié de Juliette Récamier, dont la beauté éblouissante est ce qui lui fait défaut… Madame de Staël, très directe, engageante, irrésistible par son esprit et sa générosité, rencontre et séduit les plus grands génies de son temps, dont Schelling, Goethe, Chateaubriand… Où qu’elle se trouve, elle se fait courtiser, précédée par sa célébrité ; invitée dans la bonne société des grandes capitales d’Europe, elle tient salon partout, et reste inégalable dans l’histoire pour avoir, en exil, recréé un cercle érudit dans le château de Coppet, hérité de son père : ainsi, le « groupe de Coppet » qui réunit plusieurs saisons de suite toute l’intelligentsia d’Europe opposée à Napoléon pour des séjours consacrés à l’échange d’idées morales et politiques, au jeu, à la rédaction des œuvres de chaque convive, et à la mise en scène de pièces de théâtre.


Si elle a « le bon esprit d’ouvrir son salon à tout le monde », elle a aussi « les larmes d’une tragédienne et la logique d’un philosophe politique ». Intrigante pour certains, généreuse pour les autres, c'est une femme de tête : « La méfiance qu’elle inspire est à la mesure de son pouvoir de nuisance. » Elle s’affirme comme écrivain politique avec la publication en 1798 d’un « texte politique de la première importance, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des Principes qui doivent fonder la République en France ». « Elle partage avec Condorcet l’idée d’une perfectibilité de l’espèce humaine » . « Avec sagacité elle observe à quel point la société en France est marquée par l’esprit de cour » . Dans son œuvre de fiction, des propos transparaissent sur la liberté individuelle.


Très vite désignée comme intrigante par les contre-révolutionnaires, Mme de Staël est surtout tenue à distance par Bonaparte qui se méfie d’elle au point de rester informé de ses moindres faits et gestes pendant qu’il est en guerre ! (« Elle imagine pouvoir devenir l’égérie du grand homme, elle sera sa grande rivale »). Son livre De la littérature a pu être perçu comme un manifeste contre lui. Elle est soupçonnée de complot contre celui qu’elle a traité d’ « idéophobe ». La politique de celui-ci s’affirme et, en lien avec son frère, Joseph Bonaparte, elle tente de l’amadouer mais de cette époque date l’interdiction de s’approcher de Paris à moins de dix lieues. La distance augmentera avec le temps. Quand son fils Auguste obtient enfin une entrevue avec Napoléon, il assène : « Tout le monde comprend que la prison c’est un malheur : il n’y a que votre mère qui soit malheureuse quand on lui laisse toute l’Europe. »


Elle devient en exil le « rouage actif dans la formation d’une alliance anti-napoléonienne » qui sera suivie d’une grande coalition : « Ce sont les paix de Napoléon, plus que ses guerres, qui détruisent les nations. ». Quand les alliés franchissent le Rhin, elle craint l’occupation de la France et le retour en force de la contre-révolution. Elle s’avère « plus grandiose » que B. Constant, qui cherche à faire coïncider ses principes et ses intérêts. Abdication de Napoléon, restauration des Bourbon, échec du projet de sage régence ou de République qu’elle espérait dirigée par Bernadotte et Alexandre Ier. Au retour en scène de Napoléon (les Cent-Jours), elle est soudain courtisée par un empereur devenu adepte de la liberté d’expression. Elle ne cède pas : « Cette affreuse alternative de trahir son pays ou de seconder un tyran me condament à l’inaction la plus absolue. » En 1816, c'est la dernière saison de Coupet, qui réunit plusieurs des grands penseurs rencontrés pendant ses voyages. Stendhal, qui y séjourne, définit ces moments au château comme « les Etats Généraux de l’opinion européenne ».


Madame de Staël représente un précurseur du Romantisme en France. Elle publie De l’influence des passions en 1796, qui fait date dans l’histoire de la sensibilité littéraire, puis De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales en 1799, où elle analyse, à la suite de Montesquieu, l’influence du milieu sur la culture. C’est elle aussi qui aura révélé aux Français la profondeur de la littérature et de la pensée allemandes en rédigeant De l’Allemagne, livre conçu comme initiation à la culture allemande par des Français qui connaissent mal la langue, ignorent ou méprisent la « patrie de la pensée. » Interdit en France par Napoléon qui fait pilonner le livre, l’ouvrage est publié finalement en 1813 en Angleterre. Elle écrit des histoires d’amour : Zulma, Delphine, Corinne ou l’Italie. Corinne devient une œuvre culte : « Corinne est un pièce archéologique dans l’histoire de la sensibilité comme dans l’histoire de la littérature ». Dans une histoire où l’amour le dispute, comme toujours, à la morale, l’auteur fait l’apologie de la vie choisie. Mauvais accueil de la presse.

Ce qui fait la célébrité de Mme de Staël est aussi ce qui la rend détestable aux autres : « Madame de Staël [est] insupportable à Napoléon bien plus que Chateaubriand : celui-ci est isolé, celle-là dispose d’une cour, d’une antenne, d’un pouvoir de nuisance qu’il faut contrôler et contenir. » Critique révélatrice de B. Constant à propos de Delphine : « Nous avons donc, pour le juger favorablement, outre notre opinion personnelle, la haine de ses ennemis, qui est, pour ainsi dire, une seconde conscience, et sur laquelle on peut compter presque aussi infailliblement que sur l’autre » Schelling : « Madame de Staël est une femme digne d’admiration, la forme est française autant que cela lui est possible, mais le fond est infiniment meilleur. » A Vienne, où elle est reçue avec tout le décorum, des pamphlets circulent à son sujet. « Les femmes ne lui pardonnent pas de préférer la compagnie et l’esprit des hommes. » Maîtresse dans l’art de converser, elle fait l’éloge de la profondeur de pensée telle qu’en recèle la littérature allemande, bien que parfois absconse.

A sa mort, les journaux sont odieux, à l’excepté du Mercure de France où B. Constant publie un hommage anonyme. En définitive, « Son nom est mille fois cité dans les manuels ; il est douteux cependant, les spécialistes mis à part, qu’on la lise et la connaisse comme sa vie et son œuvre le justifieraient. » Michel Winock fait donc œuvre de réhabilitation, dans une biographie dense et de grande qualité. C’est un hommage à la mesure de Madame.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire